Les photos prises en début d’année par Jean Lannes témoignent d’un hiver comme il en a rarement vu. « La dune du Pilat, comme tout le littoral, a subi une météo épouvantable avec une succession de tempêtes qui n’en finissaient plus », se rappelle le « raconteur de pays », comme il se définit.
Il est la mémoire du bassin d’Arcachon et partage son amour du site avec les touristes qu’il guide jusqu’au coucher du soleil. L’homme, coiffé d’un béret, tourne les pages de son classeur rouge vif. Il y a compilé ses clichés personnels, une pléiade de schémas et de coupures de presse soigneusement datées : le journal intime de la plus haute dune d’Europe, espace protégé et premier site touristique de la région.
Jean Lannes nous a donné rendez-vous sur la crête, là où le grand escalier prend fin pour offrir un panoramique grandiose : 360 degrés de nature. D’un côté, la forêt de pins, de l’autre, les eaux turquoise de l’océan. Tout autour, une masse de sable de 60 millions de mètres cubes.
Jean Lannes sur la crête de la dune du Pilat
L’érosion plus forte que les blockhaus
Notre guide pointe les facteurs qui se sont associés pour la pilonner : des vents atteignant 100 km/h, de hautes vagues et de forts coefficients de marée. Le tout asséné encore et encore durant l’hiver. De plein fouet. Autant de Blitzkrieg venues des airs et de l’océan.
Les blockhaus allemands construits sur la dune ont d’ailleurs poursuivi leur inexorable chute vers la plage. Mastodontes de béton tombant à la verticale, ils constituent un indicateur particulièrement visuel de la migration du sable.
Ils rejoindront un jour ceux gisant plus au sud par 15 mètres de fond, à 200 mètres de la dune actuelle, soit la distance de son recul en près de soixante-dix ans », poursuit Jean Lannes.
La dune a reculé de 10 mètres
Après les affres des tempêtes, la nature panse ses plaies. Mais il faudra du temps. Depuis le printemps, le sable parti au large, à 50 voire 100 mètres, est rapporté progressivement par les vagues. Celui transporté en hauteur par le vent redescend sous l’effet de l’air et de la gravité. La plage s’engraisse à nouveau.
Toutefois, il n’est pas certain que l’équilibre entre recul et avancée du trait de côte – ou du pied de la dune – se réalise avant l’hiver prochain, ni qu’il se vérifie sur l’ensemble du site. Le monument naturel est en perpétuel mouvement. Les relevés font état d’un recul de dix mètres et d’un affaissement de la plage de plusieurs dizaines de centimètres.
Opération de génie végétal
« L’impact des tempêtes sur la dune est exceptionnel, plus grave encore qu’après Xynthia en 2010, affirme Fabrice Sin de l’Office national des forêts (ONF), responsable aquitain du pôle environnement. Notre préoccupation est la disparition de l’avant-dune et de ses plantes qui servent d’amortisseurs à l’érosion. »
Engagés dans une vaste opération de génie végétal, les agents de l’ONF tentent à présent de stabiliser la dune. L’Office, qui gère 180 des 220 km du littoral girondin, est un acteur clé tant la forêt est indissociable du milieu dunaire. « Notre intervention consiste à reconstituer le stock sableux. Des opérations ont été menées au printemps pour piéger et accumuler le sédiment en couvrant la dune de branchages, de genêts, de barrières brise-vent. Elles seront répétées après l’été. »
Il s’agira également de planter de nouvelles boutures pour reconstituer l’écosystème fragilisé : l’oyat, une espèce endémique, l’armoise ou le chiendent des sables. L’action doit être chirurgicale et non esthétique, car trop intervenir risquerait de transformer la dune en site artificiel.
Des drones pour traquer la dune
Afin de quantifier le mouvement de la dune, Julie Mugica du Bureau de recherches géologiques et minières, quadrille le site – une zone de 2.700 mètres de long, 500 m de large et 110 m de hauteur – réalisant une campagne annuelle de mesures par satellite.
Les données permettront d’établir d’ici à quelques mois un bilan des cinq dernières années. Pour la première fois, le BRGM est également aidé cette année par des géomètres experts qui testent un nouvel outil : le drone. Julie Mugica est impatiente de recueillir leurs images. En jeu : une modélisation plus précise de la dune et une vision de son déplacement en 3D.
« Ces images permettront aussi de confirmer notre hypothèse selon laquelle la limite de la dune avec la forêt progresse plus vite que le trait de côte. » Autrement dit, le site s’étend sur les terres. Une simulation à l’horizon 2100 représente ainsi la route et les campings sous le sable. « Ces derniers perdent déjà cinq à dix emplacements par an, reprend Jean Lannes. Mais les campings font de la résistance, il y a un déni absolu. C’est la rentabilité d’abord, en satisfaisant les clients qui veulent être situés au plus près de la plage. »
Les paléosols, pierres et boules de cristal
Sur la plage, signe que les blessures infligées à la nature n’ont pas cicatrisé, le sable n’a pas totalement recouvert le premier paléosol, vieux de 4 000 ans, mis à nu au cours de l’hiver. Des blocs découpés par les tempêtes jonchent le sable, à ne pas confondre avec des galettes de pétrole. Ce paléosol est constitué d’un grès, l’alios, recouvrant une tourbe agglomérant du sable à des matières organiques (souches d’arbre, pollens…). Une pépite.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les paléosols constituent le carnet de santé de la dune, avec sa courbe de croissance. On en dénombre quatre principaux jusqu’au sommet, visibles à l’œil nu grâce aux cassures noirâtres. Plus on grimpe et plus on remonte le temps jusqu’à nos jours. Les strates marquent les grandes étapes d’édification de la dune et permettent de comprendre comment les épisodes climatiques ont influé sur sa morphologie et son développement.
Julie Mugica tient en main un paléosol vieux de plus de 3.000 ans
Ces morceaux de roche que vous n’oserez plus balayer d’un revers de tong peuvent aussi servir de boule de cristal. Car interpréter le passé permet d’anticiper l’avenir. Des modèles sont ainsi conceptualisés par ordinateur pour aider les gestionnaires à aménager la dune.
« Nous établissons des scénarios, reprend Julie Mugica du BRGM. Il s’agit d’imaginer le comportement de la dune en jouant sur différents facteurs : le régime des vagues, les courants, la hausse du niveau de la mer, la vitesse et la direction des vents, le creusement du chenal, l’installation d’un nouvel ouvrage… On reproduit des lois physiques. »
Un village sous la dune ?
Autre trésor un peu plus haut, au niveau du deuxième paléosol, daté entre le VIIIe et VIe siècle avant J.-C. : une urne d’une quinzaine de litres, découverte en décembre par un touriste de Limoges. Le sable dégagé par le vent a fait apparaître la première sépulture jamais trouvée dans ce musée à ciel ouvert, avec son couvercle et ses ossements finement calcinés.
L’absence d’oxygène, la pression du sable et la présence d’eau ont permis de conserver le réceptacle. Et le promeneur a eu le bon geste : signaler la trouvaille à la mairie sans la déplacer, évitant ainsi de la soustraire à son époque (le paléosol servant d’échelle de temps) et à son environnement où d’autres vestiges pourraient être découverts.
L’objet a été étudié par Philippe Jacques, archéologue et professeur en sciences de l’ingénierie à Agen. Ce fin connaisseur de la dune recueille et examine les objets qu’elle libère depuis 1979. « L’urne est une découverte cruciale. Nous sommes désormais à un moment décisif de nos recherches. »
L’urne découverte l’hiver dernier
En effet, le site où l’urne a été retrouvée peut être mis en relation avec deux autres de la même époque, identifiés en 2005 et 2006. Le premier met au jour des passoires en céramique pour la fabrication du fromage et des disques pour le travail de la laine. Il pourrait être un ancien espace d’élevage. Le second, qui a révélé des petits moules portés à ébullition, semble avoir été un atelier de production de sel.
« Mais une tombe ne constitue pas un cimetière, tempère Pierre Regaldo, du service régional d’archéologie. Le tout est maintenant de savoir si l’urne est isolée ou s’il en existe d’autres, et si une nécropole est présente sous le sable comme d’autres ont été découvertes dans les environs, à Salles, Mios et Biganos. Si tel était le cas, cela tendrait à affirmer que les trois sites à notre disposition pourraient n’en former qu’un, soit un village de l’âge du fer avec une répartition en quartiers et une occupation permanente. »
Pour le savoir, les scientifiques ne veulent pas se contenter du seul coup de pouce des tempêtes. Des fouilles plus importantes doivent être opérées, rendues difficiles par le fait qu’il faut creuser dans du sable. Et de préférence avant l’hiver prochain, avec sa météo agitée. « Car si le vent révèle des objets, il en déplace aussi tant d’autres, qui peuvent se briser sous un écroulement de sable ou être emportés au large par les vagues. Autant d’informations perdues à jamais », poursuit Philippe Jacques.
Philippe Jacques
En attendant, cet été, le deuxième paléosol est complètement recouvert de sable. Une chance en période d’afflux touristique. « Il s’agira ensuite de comprendre pourquoi des hommes se sont installés ici. Nous pensons qu’ils ont été attirés par les rivières, dont l’existence est attestée par les ondulations dessinées sur le paléosol, l’eau étant un élément de survie. Ces rivières se jetaient dans l’océan qu’il faut imaginer bien plus loin qu’aujourd’hui, à hauteur de l’actuelle pointe du cap Ferret. »
L’archéologue se trouve donc à la croisée des chemins, trente-deux ans après la découverte d’un premier tesson protohistorique sur la dune. « Je suis toujours autant ému en découvrant des objets et en fréquentant ces sols où d’autres ont vécu avant nous. Et je sais que les découvertes viendront. »
Textes et images : Cédric Cousseau