En Béarn, la langue sifflée des bergers revit au collège de Laruns
Publié le . Mis à jour par Thomas Longué.Les deux tiers des élèves de l’établissement de Laruns, en vallée d’Ossau, apprennent goulûment et avec fierté le langage disparu des bergers du village d’Aas
Les bergers du village d’Aas, en vallée d’Ossau, ont communiqué pendant des générations d’un flanc de montagne à l’autre grâce à une langue sifflée. C’est-à-dire une codification élaborée qui associait une modulation de sifflement à chaque lettre ou famille de lettres. Les temps modernes ont eu raison de cette culture ancestrale qu’on retrouve en certains endroits d’Europe et du monde.Comme dans l’île canarienne de La Gomera (Espagne), où elle est enseignée à partir du cours élémentaire.
Redécouverte in extremis en 1959 par un chercheur de l’Inra (voir les vidéos en fin d’article), alors qu’elle n’était plus guère utilisée, la langue sifflée des bergers d’Aas est enseignée au collège de Laruns depuis janvier 2015.L’université de Pau a aussi ouvert un cours en option de langue occitane et s’apprête à mettre cet enseignement en ligne.
Dans tout autre établissement scolaire de France ou de Navarre – n’est-on pas en Béarn ? –, ça leur vaudrait de passer un mauvais quart d’heure dans le bureau du principal, avec convocation des parents à la clé. Sauf qu’au sein du collège public Les Cinq Monts, à Laruns, siffler à tue-tête en plein cours, sous le regard bienveillant de leur professeur d’occitan, Nina Roth, est une activité plus qu’encouragée : elle figure au programme des deux tiers des 95 élèves.
« Le plus difficile, c’est de réussir à sortir un bruit »
Aux 43 collégiens en section bilingue français-occitan s’ajoute la quinzaine d’élèves inscrits en option occitan. Et il faut même parfois compter avec quelque « clandestin », comme l’appelle la prof qui le reconnaît à la façon dont il approche l’oreille de la porte de la classe.
Parmi eux se trouvent bien quelques-uns, appareillés dentaires ou pas, qui n’arrivent pas encore à tirer ces sifflements comme il en tombe dru des tribunes du stade Robert-Paparemborde quand, le dimanche, l’Olympique Ossalois est à côté de ses crampons. Mais ça viendra, Nina en est certaine, citant le cas de Paul, élève de quatrième : « Il n’avait pas émis un son en un an et demi, mais une fois que c’est sorti, il a acquis le niveau des autres en un mois. »
Baptiste, d’Aste, l’atteste en briscard : « Le plus difficile, c’est de réussir à sortir un bruit. Après, c’est pratiquement gagné. » Il est l’un des plus à l’aise du lot et le montre en « siulant » la phrase : « Hòu ! Alexis ! Porta tres botelhas de Coca e demanda tà Enzo de viener » (« Ho ! Alexis, apporte trois bouteilles de Coca et dit à Enzo de venir. »).
Et à propos de rugby, Baptiste explique qu’avec les minimes de l’Olympique, il est arrivé un jour au même Alexis de lui siffler de partir côté fermé, à l’insu de tous. L’intéressé ajoute, pour illustrer l’usage de la langue des bergers en dehors du collège : « Lors des repas de famille, c’est rare qu’on ne nous demande pas de siffler. »
La fierté de Titouan
À Laruns, l’apprentissage des élèves de cinquième bilingue se fait au cours de leurs deux heures d’occitan hebdomadaires. Comme pour tout autre cours, celui-ci commence par l’appel, son prénom constituant le premier mot qu’on apprend à siffler. S’en suivent des jeux de rôle dans la salle aux tables disposées en carré.
D’abord dubitative, la principale juge qu’avec le langage sifflé « on tient une pépite du point de vue pédagogique »
Le résultat est bluffant. Alliant une jolie connaissance du béarnais à une belle technique sifflée, Amélia, passée par la Calandreta de Biost (l’école en occitan de Béost), se mue en oiseau siffleur de la forêt tropicale : « Hòu ! Louis, demanda tà Alexis d’aperar lo mètge tà Amélia » (« Ho ! Louis, demande à Alexis d’appeler le médecin pour Amélia. » ). Il y a de la fierté chez Titouan, d’Aas : « Le grand-père de mon grand-père était berger siffleur. » Chez Jade : « En sifflant, on se démarque et l’on fait revivre une langue qui était morte. »
Nina Roth fait fréquemment entendre à ses élèves les enregistrements sifflés de Philippe Biu, le prof de fac expert en la matière (lire l’encadré ci-dessous).
Il est plus difficile de comprendre ce que siffle l’autre que de siffler soi-même. Or, note l’enseignante, « les élèves s’intercomprennent mieux que nous car ils sont habitués à s’écouter. »
Dire que la principale des collèges de Laruns et d’Arudy, Élise Coulon, était conquise d’avance serait mentir. « Quand on m’a parlé de langue sifflée, en 2015, j’étais un peu dubitative, avoue-t-elle. En même temps, je connaissais l’enseignante qui pilotait le groupe et sa très haute valeur pédagogique. Aujourd’hui, notre objectif est de mettre le langage sifflé à disposition de l’apprentissage des autres langues, de l’espagnol, de l’occitan et, pourquoi pas, de l’anglais. On est bien sur un projet de tressage des langues. »
La principale entrevoit aussi les bienfaits de la « corporalité » de la langue des bergers. Car on siffle comme on chante : debout, à pleins poumons. En surmontant ses inhibitions, ce qui est un bel effort en plein âge ado. Pour toutes ces raisons, elle considère qu’avec le langage sifflé, « on tient vraiment une pépite du point de vue pédagogique ».
Échange scolaire
Quelques collégiens ont rencontré le « découvreur » des siffleurs d’Aas. Dans un occitan impeccable, Adèle raconte que René-Guy Busnel (lire ci-contre) a tiqué en apprenant que, là-bas, dans les Pyrénées, on tentait de faire entrer dans de jeunes têtes un langage qui servait à rentrer les vaches du temps où le téléphone portable n’existait pas. « Je crois qu’il a un peu changé d’avis quand on lui a montré qu’on savait siffler », affirme-t-elle.
langage siffle Aas par sibilinguaeÀ côté de « Raconte ta vallée », un projet de documentaire Web dans toutes les langues pratiquées au collège, il y a le rêve d’un échange avec les scolaires de La Gomera, l’île des Canaries peuplée de siffleurs.
Voilà pourquoi, en cours de langage sifflé à Laruns, Nina Roth ne s’en étonne plus : même les élèves décrocheurs s’accrochent !
>> La langue sifflée de La Gomera
À chaque lettre sa modulation
La langue sifflée des bergers d’Aas est basée sur une technique de transposition qui permet de s’exprimer en épelant les lettres de mots à l’aide de sifflements codifiés. Il s’agit de substituer aux voyelles a, e, i, o et u quatre modulations distinctes. Il en va de même pour des groupes de consonnes, sachant que, par exemple, pain (« pan ») et chien (« can ») se sifflent de manière identique, le contexte et l’intuitivité permettant de comprendre le sens exact de la phrase.
Également à la fac, bientôt sur le Net
Ses doigts dans la bouche comme un gavroche, le sifflement strident qu’émet Bernard Miqueu, 65 ans, l’un des étudiants siffleurs, déchire l’air de l’amphi de la fac de lettres de Pau. Et quelques paires de tympans présents. C’est jour de rentrée pour la session de langage sifflé. Deux dames de l’Université du temps libre, assises dans les travées, l’ignoraient ; à présent, elles le savent, alors que Bernard Miqueu se tourne vers elles : « On peut monter jusqu’à 140 décibels, vous savez. »
Pour elles, Bernard venait de moduler « Adishatz », le terme de salutation le plus courant en béarnais-gascon. Car c’est dans cette langue que sifflaient jadis les fameux bergers d’Aas, un hameau des Eaux-Bonnes, en vallée d’Ossau. Servis par la configuration de leur montagne verte, ils pouvaient dialoguer jusqu’à 2,5 km de distance. Et c’est également en béarnais qu’elle renaît de ses cendres, dix-huit ans après qu’a disparu son ultime locuteur ossalois, qui était une locutrice : Anne dite Nétou Palas, née Carrerette, décédée le 25 octobre 1999.
La langue de Nétou, la bergère d’Aas, présente sur une plateforme Net universelle, qui l’aurait imaginé ? Pas même le scientifique René-Guy Busnel, sans qui ce parler spécifique se serait éteint dans l’indifférence. En 1959, cet acousticien, aujourd’hui âgé de 102 ans, révéla au monde l’existence de ce singulier langage sifflé qui était en voie d’extinction.
Occitan, option sifflé
Il existe quelque 6 000 langues de par le vaste monde, dont 60 à 80 sont sifflées, explique Philippe Biu, professeur d’occitan et de langue sifflée. C’est en 2006, dans l’archipel des Canaries, au large du sud du Maroc, qu’un enseignant béarnais à la retraite, Gérard Pucheu, est allé rechercher sur l’île de La Gomera la technique oubliée, tel un Indiana Jones aventurier de la langue perdue. Le silbo gomero, classé au Patrimoine immatériel de l’humanité, y est enseigné dès le cours préparatoire.
Une décennie plus tard, l’université de Pau et des Pays de l’Adour est la seule en Europe à proposer un tel enseignement, en complément aux options de langue occitane. Philippe Biu initie une poignée d’élèves à cette discipline a priori peu académique. Elle est en passe de devenir une matière optionnelle, via sa mise en ligne sur la plate-forme numérique Mook : « Le langage sifflé pourra ainsi être choisi par n’importe quel étudiant », se réjouit Philipe Biu, qui a déjà eu des contacts avec des élèves étrangers, américains en particulier.
Mais, à la notable exception de Bernard, qui vient de prendre la présidence de l’association Lo Siular d’Aas (1), il s’avère que la plupart des étudiants intéressés par le langage sifflé ne parlent pas l’occitan. Aussi, Philippe Biu préfère-t-il modestement parler d’atelier de pratique à propos de cette option libre.
(1) Se prononce « lou sioula d’Aas », « le siffleur d’Aas » en béarnais d’Ossau. Dans le reste du Béarn siffler se dit plutôt « shiular » (« chioula »).