Photo conservée au Musée d’Aquitaine

Cet homme s’appelle Lou Jan. Nous sommes dans le dernier quart du XIXe siècle, au sein de la partie nord du département des Landes. Né en 1821, il est probablement âgé d’une soixantaine d’années et sa tenue, tout comme son équipement d’échasses, indiquent sa fonction : c’est un berger, comme l’était son père avant lui. Plus de la moitié des Landes de Gascgne est alors recouverte d’une végétation basse, faite de bruyère, d’ajoncs, de fougère, de buissons de bourdaine, de molinie… Des défrichements médiévaux voire plus anciens et des écobuages réguliers ont marqué l’espace, ouvert les lieux pour y installer l’élevage ovin. Sur une grande partie de ce territoire, le principal relief qui accroche le regard est celui des toitures basses des bergeries. Au milieu de la lande, loin des modestes vallons des ruisseaux, de nombreuses mares d’eau douce, les lagunes, apportent aux troupeaux la garantie de s’abreuver lors des longues journées de parcours, entre la fin de l’hiver et le debut de l’automne. En dehors de cette longue saison au cours de laquelle cette immensité s’anime au tintement des sonnailles pendues au cou des brebis, une partie de la lande se gorge d’eau, à la faveur des abondantes averses des mois les plus frais. Le paysage se mue alors en bourbier en bien d’endroits et la vie est en repli dans les quartiers proches des ruisseaux et des rivières. Les bergers sont les maîtres de ces va-et-vient saisonniers, de cette respiration de la lande. Et un homme a choisi de consacrer sa vie à prendre la mesure de ces paysages et des êtres qui les animent, réels ou imaginaires : Félix Arnaudin (1844-1921). Issu d’une classe centrale dans la societe d’alors, celle des ayant-pins comme on dit, à savoir les propriétaires de parcelles forestières, il aurait pu se contenter de faire fructifier le patrimoine familial, voire d’envisager une carrière politique au niveau local après avoir fait un bon mariage. Mais il n’est pas son frère, il est Félix, celui que certains surnomment dans la langue du pays « Lou pèc », le fou. Il ne se mariera pas, ne cherchera pas les honneurs. Pire : il rejettera l’avancée inexorable de l’arbre d’or sur les antiques territoires de parcours, cette vague de pins alignés qui submergera rapidement le monde agro-pastoral et le personnage emblématique de ce terroir, le berger. Lou pèc, oui, parce que l’on ne s’attarde pas sur le passé, parce que l’on ne critique pas le progrès. Progrès économique, anéantissement d’un monde. Arnaudin a tôt compris que la messe était dite : 1857, Napoléon III, les investisseurs bordelais ou parisiens, les ventes aux enchères des communaux, l’ensemencement massif des parcelles. La fin et le début, tout à la fois, et un destin : Arnaudin devient le collecteur de la mémoire, le gardien de la lande. Du moins, le gardien de son souvenir. Il enfourche sa bicyclette et avale les kilomètres de chemins de sable. Il interroge, il écoute, il note. Et il photographie beaucoup : des milliers de plaques de verre fixent pour l’éternité des paysages disparus, des bâtiments variés aux architectures parfois incroyables et des visages, des familles, quelque fois des morts. C’est un contact si proche et si loin avec cet empire sans barrière qu’il chérissait.

Lou Jan est face à lui, ou presque : il est de trois quart. Que cherche à saisir Arnaudin lors de ce long temps de pose, l’encombrant appareil photo solidement perché sur son trépied ? L’effet miroir est étrange : Arnaudin fixe son sujet dans cette étonnante boîte juchée sur des tiges de bois, sujet qui est lui-même perché sur de longues tiges de bois. Voir en dedans. Il ne le fait alors comme personne ici : il est folkloriste, ethnologue avant l’heure. Il sait poser les bonnes questions, il comprend les sourires gênés tout autant que les silences quand le métayer témoigne de sa vie de labeur. L’effet miroir est pourtant inversé tout comme le point de vue qu’offre la visée dans l’appareil. Arnaudin est issu de la classe des dominants, Lou Jan est brassier. Arnaudin est dans la fleur de l’âge quand Lou Jan, visage tanné par le soleil et déjà bien trop d’étés, apparaît comme un vieillard. L’un parcourt la lande à pied ou à vélo, l’autre s’élève au-dessus d’elle et enjambe les obstacles. Et c’est là que ce rapport est extraordinaire : celui qui domine au milieu de la lande, celui qui est vraiment libre, n’est pas celui qu’on croit.

Que voit Lou Jan ? Pourquoi ce regard inquiet, pourquoi cette expression grave ? Arnaudin est un habile metteur en scène, les photos ne sont pas prises à la va-vite, elles sont mûrement réfléchies, scénarisées, rectifiées, adaptées. Il sait effacer ce qui ne lui convient pas. Il harcèle ses modèles jusqu’à obtenir la pose parfaite, l’expression voulue. Ici, Lou Jan embrasse du regard l’horizon et cette perspective est effrayante. Elle est là, la vague de pins qui va l’ensevelir. Lou Jan est âge, il ne s’adaptera pas. Les bergers deviennent résiniers, lui ne le deviendra pas ou seulement par le hasard de l’homophonie.
Arnaudin nous a légué une oeuvre immense. Des milliers de photos d’un monde en voie de disparition, des milliers de pages noircies des mots d’une culture ancienne et riche, peuplée de monstres légendaires, de recits tantôt cocasses, tantôt poignants. Les chants, les proverbes, les usages familiaux, les decouvertes fortuites, les emplacements de bornes, les sources, le bestiaire, la flore etc. Arnaudin était le seul encyclopédiste de cet espace méprisé par beaucoup et à propos duquel s’était bâti une légende noire. Avant les pins, le désert, le marais, la misère. Après lui, l’opulence et la félicité pour les Landais. Rien n’est plus réducteur et dans une certaine mesure, faux. Peu ont compris l’intérêt de sa démarche. Arnaudin échappait aux repères habituels : il n’affichait pas le mode de vie que réclamait son rang. Il défia même les bonnes moeurs en s’entichant de la servante de ses parents avec laquelle il vécut en union libre jusqu’à sa mort. Il etait en avance sur son temps sur bien des points et tellement en retard dans ce qu’il restait encore à sauvegarder.

Une grande partie de l’oeuvre écrite et photographique de Félix Arnaudin a été publiée depuis une trentaine d’années. Elle parle de lande, mais surtout, elle nous immerge dans une humanité disparue, une époque imparfaite aux relations sociales archaïques, aux passions contrariées et aux destins parfois funestes. Ni moins bonne, ni meilleure que la nôtre. Plus authentique, c’est certain.